« C’est vrai que tu vas partir en Amérique ? » Demanda l’adolescente à son aîné, les bras croisés pour se donner un air je-m’en-foutiste que son regard rendait peu crédible. Ils n’avaient pas un grand écart d’âge mais leur relation avait toujours était dans cet entre deux, entre l’amour et la haine… Toujours à se chamailler, toujours à se chercher des poux mais toujours là l’un pour l’autre.
« Pas en Amérique chooha*, au Canada. »« Mouais… Là bas quoi… »Ce n’était pas de la jalousie, pas vraiment du moins et Ravi ne le savait que trop bien car lui aussi ressentait la même chose : Il voulait partir mais ne voulait pas abandonner sa famille derrière lui, douloureux paradoxe. Quant à sa sœur, elle était sûrement heureuse de se débarrasser de lui tout en étant déçue de perdre son bouc émissaire protecteur…
« Tu sais, ta joie de vivre va vraiment me manquer… » La nargua-t-il avec malice, accompagnant ses paroles d’une petite tape sur l’épaule avant de la prendre dans ses bras.
« Aaaaaah… Ton odeur de rat crevé aussi va me manquer ! » Enchérit-il pour lui remonter le moral. Effet immédiat puisqu’il se reçu un oreiller en pleine figure, le premier d’une longue série que leur mère dû interrompre comme elle l’avait trop souvent fait. La pauvre était un ange de les supporter malgré leurs enfantillages incessant ! Tout comme les grands-parents qui, toujours vivants, intervenaient aussi souvent pour calmer leurs fausses querelles.
« Mais c’est pas bientôt terminé ?! Que se passe-t-il encore ?! » Grogna-t-elle sans réelle animosité. Les deux enfants s’arrêtèrent net, garnements pris la main dans le sac, les oreillers encore en l’air…
« C’est lui/elle qui a commencé ! » Lancèrent-ils en choeur avant de prendre un troisième oreiller dans la tête, lancé par leur propre mère.
« Oui et c’est moi qui termine ! Non mais vous n’êtes pas possibles… Ravindranath, ton père veut te voir, file ! »Le jeune homme n’attendit pas avant de se relever pour quitter la pièce, tête basse. Il n’était pas triste ou inquiet, c’était de la comédie, comme toujours. Il donna d’ailleurs un vif bisou à sa mère en passant, cette dernière lui assenant une petit tape sur l’épaule accompagné d’un claquement de langue faussement agacé. Le jeune homme retrouva donc son père dans le salon en trottinant comme pour fuir sa génitrice, immense sourire malicieux sur les lèvres.
« Et dire que la banque t’a accordé un prêt ! S’ils savaient ! »S’amusa le patriarche, installé sur le canapé, un journal posé sur les genoux. Il n’était pas le seul membre de la famille à travailler puisque son père gérait toujours les boutiques à distance, incapable de réellement s’arrêter. Une famille de travailleurs et de battants, de fiers Punjabi qui ne demandent jamais d’aide et c’est d’ailleurs pour cela que le père de Ravi était contrarié.
« Tu es sûr de toi ? Nous avons aussi de bonnes écoles ici après tout… »Ils en avaient déjà parlé cent fois mais Ravi était aussi fier que têtu alors il n’était pas prêt de changer d’avis, surtout maintenant que la banque avait accepté de financer ses études.
« Ce n’est pas une question de qualité papa, j’ai juste envie de voir un peu comment ça se passe ailleurs. Puis j’aurais besoin de l’anglais dans ce domaine et il n’y a que dans un vrai pays Anglophone que je pourrais gommer cet accent plein d’épices. » Sourit le jeune homme tout en s’installant près de son père, toujours souriant mais plus sérieux.
« Puis vous avez suffisamment fait pour moi, il est temps que je me débrouille tout seul pour que vous puissiez mettre de l’argent de côté pour elle. »Elle, sa sœur bien sûr, pour la dote et pour lui offrir les mêmes chances qu’à lui. La famille voulait que leur cadette travaille, qu’elle étudie, qu’elle représente cette Inde nouvelle qui s’éloignait doucement des traditions. Il y avait encore un long chemin à faire, même pour eux, mais c’était un bon début et Ravi voulait réellement lui laisser la place qu’elle méritait. Travailleur lui aussi, tenace et téméraire.
« Aurais-tu peur qu’elle ne finisse sous ta responsabilité ? »S’amusa l’homme en donnant un petit coup de coude à son fils. Tradition oblige, une sœur non-mariée pouvait s’installer chez son frère, surtout si ce dernier n’était pas marié non plus. Un sort que Ravi ne souhaitait pas, ni pour sa propre personne ni pour son insupportable de sœur ! Quelle horreur !
« Ce serait de loin la pire des choses que vous puissiez me faire ! »Rétorqua l’adolescent avec un petit rire. Ils étaient une famille unie, toujours prompte à la taquinerie, ils allaient lui manquer mais il était prêt… C’était une nouvelle vie qui l’attendait. De nouvelles épreuves surtout mais on ne peut pas tout avoir et rien n’est gratuit dans la vie.
« Et bien… Les Bollywood donnent une bien fausse idée des hommes indiens ! »Nota la jolie rousse en s’installant sur le lit avec une tasse à café fumante entre les mains. Elle n’était vêtue que d’une chemise d’homme et rejoignait un Ravi fainéant encore nu sous les draps. Il se redressa sur ses coudes, l’air étonné mais un sourire charmeur toujours accroché à ses lèvres.
« Ah bon ? »Ses mots étaient déjà à moitié perdus dans la chevelure de la jeune femme qui sourit dans un frisson.
« Ma foi, on vous y présente comme des amants romantiques et pleins de belles attentions pour leur aimées, prêts à braver la mort par amour et… »« Et… ? »Continua-t-il avec malice, ses lèvres parsemant à présent les épaules de son amante avec gourmandise. Cette dernière peinait à trouver ses mots mais ne se laissait pas démonter pour autant, amusée par cette mascarade.
« Et donc je m’attendais au moins à être réveillée par une douce odeur de croissants tout chauds apportés dans mon lit… »Sourit-elle, se défaisant de son emprise sans grande conviction. Il n’insista pas, faisant une petite moue sceptique accompagnée d’un haussement d’épaules.
« Pour cela il aurait fallut que nous soyons dans ton lit… » Nota-t-il avec justesse avec un sourire malicieux.
« Puis c’est vous les amants remarquables en principe… Nous, à part danser sur des chansons d’amour, on ne fait pas grand-chose ! »La remarque lui valut une petite claque sur la joue, l’obligeant à s’emparer de cette main faussement agressive pour tirer l’attaquante vers lui, renversant le reste de café sur les draps. Des éclats de rire illuminèrent alors le microscopique appartement parisien où l’Indien avait trouvé refuge en attendant de pouvoir retourner au Canada.
« Serais-tu entrain de sous-entendre que je ne suis pas une amante remarquable ? »S’offusqua-t-elle entre deux éclats de rire et deux baisers.
« Je ne suis pas sûr, je crois qu’il faut que je réessaye… »Ce n’était pas très romantique mais il y avait un profond respect et une sincérité qui le caractérisait dans tous les aspects de sa vie. Ravi avait beau avoir grandit dans une famille traditionnelle, lui avait adopté les coutumes plus occidentales et il s’y donnait d’ailleurs à cœur joie, surtout depuis son arrivée en France. Plusieurs jeunes Françaises accompagnèrent ses nuits et il abîma peut-être quelques cœurs malgré lui… Lui qui ne voulait pas faire de mal et qui annonçait toujours clairement la couleur. Il faut dire que son père lui avait dit qu’il ne devait jamais briser un cœur car il ne pourrait jamais échapper à une malédiction. Depuis, le Don Juan de ses dames avait fait de son mieux pour répondre la joie et il semblait plutôt doué en la matière…
« C’est de la folie… »Soupira le patron en secouant la tête. Ce dernier connaissait bien la famille Kapoor même s’il avait quitté l’Inde depuis des années. Ravi s’était tourné vers lui en dernier recours, conscient des risques qu’il prenait mais ne supportant plus la complexité de sa situation.
« Je n’attends pas de salaire Mama-ji*, juste un toit sur la tête le temps que les choses s’arrangent. »« Certes mais si je suis contrôlé ce ne sera pas la même histoire… »S’inquiéta le vieil homme, le regard dans le vague comme s’il cherchait une solution en même temps. Ravi était assit en face de lui, fébrile d’enthousiasme et d’espoir… Il ne demandait pas grand-chose seulement, aux yeux de la loi, c’était énorme. Fichues règles !
« Il me suffira de m’assoir à une table en faisant semblant de n’être qu’un client ! Ce n’est sûrement pas pour longtemps de toute façon… Et je pourrais être là tous les jours et à tous les services. »L’homme savait que c’était vrai puisque Ravi avait déjà travaillé pour lui pendant ses études lors de son arrivée au Canada. Un bon gamin, bosseur, efficace, un gars de confiance… Puis il devait bien ça à son père non ? Après tout, c’est lui qui lui envoyait le plus gros de son stock d’épices et ce à un prix défiant toute concurrence !
« L’appartement est ridiculement petit Ravi, c’est bien pour dépanner mais pour y vivre… »Un vague studio construit au dessus du gros restaurant, à peine une garçonnière où il faisait soit trop froid soit trop chaud et où on se marchait dessus même en étant seul… À peine humain.
« Ce sera toujours mieux que la où je vivais à l’époque et tu sais qu’il ne me faut pas grand-chose ! S’il te plait Mama-ji, juste quelques temps. »Le jeune homme avait joint ses mains dans un geste de prière et la lueur dans ses yeux aurait fendu n’importe quel cœur. Il y avait de l’espoir bien sûr mais aussi cette étrange tristesse lisible dans le regard de celui qui ne sait plus quoi faire et qui est conscient de la folie de cet extrême.
« Pour les Kapoor alors et juste pour quelques temps. »Quelques temps qui se transformèrent en un peu moins d’un an. Une année durant laquelle Ravi effectua tous les services ou presque avec pratiquement aucun jours de congés. Ce n’était pas la volonté du patron mais bien celle du jeune homme qui voulait honorer son loyer en nature à défaut de pouvoir le faire en liquide. C’était le prix à payer pour rester dans ce pays qu’il aimait tant malgré tout… Quelle folie !
« Beta, tu as l’air épuisé… »S’inquiéta madame Kapoor dans le petit écran du téléphone. Ravi était allongé sur son canapé lit qu’il avait eu la flemme d’ouvrir, toujours installé dans le petit appartement au dessus du restaurant où il travaillait encore. Quelques temps oui, une notion toute relative.
« Ne t’en fais pas Ma, tout se passe bien. »« Tu vas au temple au moins ? »Ravi avait grandit entre la religion Hindou et la religion Musulmane, optant finalement pour l’agnosticisme qui lui semblait plus raisonnable. Ainsi, il n’allait pas plus au grand temple Hindou de la ville qu’il ne faisait le Ramadan sans pour autant exclure l’existence d’Allah ou du panthéon Hindouiste. Le choix de la facilité au fond où sa mère avait préféré embrasser les deux religions de façon assez dévote.
« Ma… »Soupira-t-il en passant une main sur sa figure en secourant la tête.
« Leur demander un peu d’aide ne te fera pas de mal… » Nota la matriarche sur un ton réprobateur.
« Vas y au moins pour Ganesh Chaturthi, je suis sûre qu’il saura t’aider. Apportes lui un peu de Motichoor Laddoo surtout, c’est ses préférés et je t’ai donné la recette. »Nouveau soupir mais Ravi savait que ça lui ferait plaisir et que ça ne lui coûtera pas grand-chose. Il opina donc du chef sans grand enthousiasme, faisant sourire sa mère.
« Voilà qui est mieux ! »S’exclama-t-elle alors que sa fille arrivait derrière elle, se penchant vers l’écran avec sa nonchalance habituelle.
« Hey medhak* ! » Lança la jeune femme avec un petit coucou de la main. Il avait hérité de ce surnom suite à son long séjour en France avec les mangeurs de grenouilles…
« Toujours la même tête de zombie à ce que je vois ! » Sa mère lui donna une tape sur l’épaule, faussement outrée puisqu’elle savait qu’ils étaient l’exemple même du qui aime bien châtie bien… Ravi, de son côté, lui avait simplement tiré la langue.
« Et toi tu es toujours aussi charmante ! » Rétorqua-t-il simplement avant qu’elle ne disparaisse dans un soupir et un haussement d’épaules.
« Je crois qu’il n’y aura jamais assez de Laddoo sur cette terre pour qu’il règle votre problème à vous deux ! »Soupira à son tour leur pauvre mère qui n’avait pourtant pas déjà perdu l’habitude de leurs enfantillages.
« Ne t’en fais pas pour nous Ma, on ne s’en porte pas plus mal. »Affirma-t-il avant de lui promettre à nouveau de se rendre au temple pour le festival de Ganesh. Et il était un homme de parole, surtout envers sa famille. Quelques jours plus tard, armé d’une plâtrée de Laddoo, Ravi se rendit donc au grand temple Hindou d’Ottawa pour faire une offrande au Dieu supposé relever les obstacles. Prier un peu ne pouvait en effet pas lui faire de mal après tout… Et au moins il pouvait passer du temps avec sa communauté ce qui était effectivement agréable, spécialement dans les moments de doutes. Revoir toutes ces couleurs, entendre cette musique… Tout cela empli son cœur d’un espoir nouveau et d’une mélancolie encourageante.
« Vous avez apporté une sacrée offrande… » S’amusa un des dévots pendant un moment d’accalmie. Un homme grand et costaud qui avait un charme fou. Le genre d’homme qui pourrait jouer dans un film d’action comme dans un film romantique, un peu comme un Tom Cruise Indien. Ravi lui sourit en haussant les épaules.
« Disons que je voulais mettre toutes les chances de mon côté. »Véridique au fond… Quitte à venir prier, autant ne pas faire les choses à moitié et sa requête n’était pas si bénigne !
« Et c’est tout à votre honneur, il faut savoir donner pour pouvoir recevoir. »Première remarque emplie de sagesse de cet homme qui allait devenir son ami et son protecteur. Car l’inconnu s’appelait en fait Jayan Thakur, un Anglais au bras long qui lui permit non seulement de trouver un travail moins chronophage et plus rentable mais qui lui offrit également une aide précieuse pour ses papiers. Peu de temps après cette rencontre fortuite, Ravi était officiellement accepté sur le territoire, capable de travailler contre un salaire et de se payer un appartement plus correct. Il n’abandonna pas son premier patron pour autant, pas plus qu’il n’abandonna Ganesh à qui il rend visite un peu plus souvent à présent. Il a d’ailleurs installé un petit temple dans son nouvel appartement qu’il loue près du pub où il travaille majoritairement aujourd’hui. Ayant plus de temps, il danse aussi à nouveau dans une association Punjabi qu’il a également découverte au temple.
Ne dit-on pas que les voies du seigneur son impénétrables ?
« Tu es devenu dévot ? »S’interrogea sa jeune sœur qui se payait déjà une auto-visite de l’appartement alors que le pauvre Ravi posait à peine son énorme valise dans le salon. Le nez sur la statue en bois de Ganesh, elle le caressait du bout du doigt comme une enfant trop curieuse.
« Je priais pour me débarrasser de toi mais visiblement il va falloir que j’ai une discussion très sérieuse avec le Brahmane… »Répondit-il tout en refermant la porte. La jeune femme l’ignora, se mettant à tourner dans l’appartement dont elle inspectait chaque détail avec attention.
« Tu cherches ton âme ? »La nargua-t-il, se dirigeant vers la petite cuisine américaine qui donnait sur le salon. Elle haussa les épaules sans cesser son inspection, un air presque hautain peint sur son visage. Surfait bien sûr, elle refusait de montrer à quel point elle aimait déjà cet endroit et à quel point elle était désolée de devoir être ici dans ces conditions.
« Bah, je l’ai perdu en même temps que tu as perdu la tienne. »Lança-t-elle simplement en se posant finalement sur le tabouret de bar en face de son aîné. Ravi lui tendit un grand verre d’eau qu’elle accepta sans broncher et un étrange silence s’installa entre eux. C’était peu fréquent, tout comme le fait qu’une pique reste ainsi sans réponse. La jeune femme soupira lourdement, faisant voleter un mèche rebelle devant son visage.
« Merci Bhaee*… »Finit-elle par lâcher comme si les mots lui brûlaient la gorge. Il sourit, posant tendrement sa main sur celle de sa cadette, un air malicieux de nouveau installait sur son visage.
« C’est surtout pour lui que je fais ça, il n’aurait jamais pu te supporter. »Petite pique pour désamorcer le problème, ne serait-ce qu’un peu. Un mariage arrangé n’était pas ce qu’il souhaitait pour sa sœur qu’il savait largement capable de gérer l’empire familial seule… Elle méritait mieux, elle méritait d’être heureuse et indépendante, il lui faisait confiance et savait que cette petite pause loin du pays pourrait lui être bénéfique. Même s’il devait la supporter trop longtemps…